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Au-dessus de la tête de Sqweegel, sur une série de moniteurs, Dark vit s’agiter des hommes en uniforme. Il reconnut les membres de l’équipe de l’Unité noire qui jaillissaient de leurs véhicules, fusil à la main. Prêts pour la boucherie. Sauf que les envoyés de Wycoff n’étaient plus deux, mais facilement une demi-douzaine. Et qu’ils étaient arrivés sur ces lieux en moins d’un quart d’heure.
— Affronte ta peur, mon frère, dit Sqweegel.
— Ne fais pas ça !
À deux mains, Sqweegel jeta le bébé par-dessus la tête de Dark.
Celui-ci lâcha son arme, fit volte-face et s’élança en tendant les bras. Le bébé traversait l’air. Trop haut. Trop vite. Trop loin.
Derrière lui, Dark entendit un mouvement rapide et un déclic métallique, mais – ne t’occupe pas de ça, concentre-toi sur le bébé – qui retomba beaucoup trop vite. Vers le ciment.
Dark plongea à l’aveuglette, mains tendues, sans réfléchir où il allait atterrir, parce que ça n’avait pas d’importance. Seul le bébé comptait. L’enfant de Sibby. Son enfant à lui…
Il sentit ses mains frôler la tête de l’enfant, et ils s’affalèrent tous les deux sur le sol. Dieu sait comment, il avait réussi à protéger l’enfant dans sa chute. Il avait le souffle coupé, mais peu importait. Il verrait cela plus tard. Pour le moment, il fallait faire sortir Sibby et sa petite fille.
Il se releva, tenant l’enfant contre lui, et ramassa son arme. Où était le monstre ?
Là-bas. Une tache blanche mouvante.
Dark visa et pressa la détente. La détonation fit sursauter le bébé. Il entendit Sqweegel glousser.
— Raté, dit-il.
Dark s’avança. Il n’était pas question que l’histoire se répète : ils n’étaient pas dans l’église à Rome. Pas d’échafaudage. Le monstre était pris au piège dans son antre et Dark allait le poursuivre, jusqu’au moindre recoin. Là-bas.
Quelque chose se tortillait sous un établi en bois. Une jambe maigre se rétractait et se repliait derrière une porte… Dark courut et donna un violent coup de talon sur le rebord de la table, qui se renversa. Il tira, plusieurs fois, sur la porte ouverte comme dans la gueule ouverte d’un fauve. Le bébé se mit à pleurer et…
Rien. Sqweegel n’était pas là-dedans.
Merde !
Quand soudain…
De l’autre côté de la pièce, le spectre blanc s’échappait dans un couloir. Dark serra le bébé contre lui – pas question de le laisser, surtout pas ici – et courut après Sqweegel en espérant pouvoir viser correctement. Une seule balle. Percer le latex et la chair, un os, peut-être – cela suffirait à l’immobiliser quelques secondes. C’était tout ce dont il avait besoin…
Dark avait fait trois pas quand il y eut une détonation. Il sentit comme un coup de massue sur son bras droit, trébucha et se retourna.
Sqweegel s’avançait vers lui, son pistolet fumant à la main.
— Ouh ! là ! là !…, chantonna Sqweegel avant de tirer à nouveau.
Cette fois, la balle atteignit Dark à la jambe. Il s’écroula. Le bébé glissa de ses mains et se mit à pousser des cris perçants. Dark fouilla à tâtons dans la trousse de sa ceinture. La lame. Il savait qu’elle était là.
— Ce n’est pas drôle si tu ne te bats pas, fit Sqweegel. Allez, bats-toi ! Le monde nous regarde !
Dark se retourna. Le bébé laissa échapper un geignement plaintif quelque part sur ce sol répugnant. Sqweegel se pencha vers lui, et Dark sentit son haleine fétide. Les petits yeux noirs et globuleux n’étaient qu’à quelques centimètres…
— Ta gueule, répondit Dark.
Il plongea trois doigts dans la bouche du masque et tira vers lui. Et tandis que le monstre en latex piquait du nez, un sourire morbide lui fendant le visage, Dark lui trancha la gorge avec la lame au carbure de son coupe-verre.
Ce fut comme si l’entaille libérait les vapeurs de l’enfer. Un sang noir gicla à plus de trois mètres dans la pièce.
Sqweegel voulut crier, mais il n’émit qu’un gargouillement visqueux.
Dark lui arracha son masque tandis que le sang noir continuait de couler sur le costume blanc.
Il pouvait enfin regarder ce visage en face. Et il vit qu’il était tout à fait… ordinaire.
Les yeux noirs et ternes ne semblaient plus aussi menaçants, à présent. Un crâne rasé. Un front étroit sans sourcils. Des dents gâtées. Une peau abîmée. C’était un boutonneux qui avait grandi. Un petit garçon victime de mauvais traitements qui n’avait jamais surmonté sa haine et l’avait laissée le ronger. Une haine telle que son sang en était devenu noir.
— Tu aimes les comptines ? demanda Dark. J’en ai une pour toi. Peut-être l’as-tu déjà entendue. D’ailleurs, je suis sûr que tu la connais.
Le monstre porta la main à son cou comme s’il avait pu refermer la blessure de ses doigts tremblants. Ses yeux noirs roulèrent dans leurs orbites.
Dark se releva, malgré la douleur fulgurante à sa jambe et à son bras. Il balaya du regard la salle de torture et repéra rapidement ce qu’il cherchait.
Sqweegel répondit par un crachotement inaudible.
Dark revint vers lui en brandissant une hache.
— Lizzie Borden prit une hache, récita-t-il, et donna à sa mère quarante coups. Et voyant ce qu’elle avait fait, elle en donna à son père quarante et un…
Et, sur la dernière syllabe, il abattit la lame étincelante sur l’épaule droite du monstre. Puis il la releva et porta un deuxième coup sur l’autre épaule, tranchant net le bras maigre. Sqweegel roula sur le côté et se balança brièvement avant de s’immobiliser. Un sang noir s’écoulait de la blessure et ruisselait sur la hache.
La jambe droite, à présent, juste à l’articulation de la hanche. Puis la gauche.
Les jambes décharnées du monstre, qui lui permettaient de ramper et de s’insinuer dans la moindre cachette, étaient maintenant séparées de son corps. Ce n’étaient plus que des bouts d’os et de chair inutiles. Qui ne repousseraient jamais. Qui pourriraient et finiraient en poussière.
Dark leva la hache et sentit des gouttelettes lui piqueter le visage. L’odeur était immonde, comme si du soufre liquide avait coulé dans les veines du monstre. Il baissa les yeux : Sqweegel le regardait, impassible. Ses yeux noirs rivés aux siens. Comme s’il attendait quelque chose.
Tiens ! Voilà ce que tu attendais ! Ce que tu me supplies de faire depuis…
Dark entendit un cri de joie s’échapper de sa gorge.
… tout…
Il tourna le poignet pour ajuster l’angle.
… ce…
Et abattit la hache sur le cou de Sqweegel.
… temps !
Et, sous la violence du coup, la colonne vertébrale de Sqweegel se brisa et sa tête se détacha et roula sur le sol.
Tandis que Sqweegel écoutait Dark réciter sa comptine, une divine paix l’envahit – alors même que la hache venait de trancher son bras droit. Puis sa jambe. Dark avait beaucoup de force, malgré les deux balles qu’il avait reçues. La lame plongeait sans peine dans la chair et l’os. Sqweegel vit une goutte de sang jaillir et exploser lentement au-dessus de lui.
La hache coupa l’autre bras, puis l’autre jambe, mais il était encore en vie.
Et c’était vraiment merveilleux. Car il n’aurait voulu manquer cela pour rien au monde.
Il resta même encore conscient un instant après que la lame lui eut tranché le cou. C’était étrange : il avait entendu le craquement de ses vertèbres dans son crâne. Sa conscience vacillait, et il s’efforça de rester quelques secondes encore en ce monde mortel.
Il s’était donné beaucoup de mal, depuis longtemps, pour accomplir sa mission divine et savait qu’il méritait le repos, mais il voulait désespérément s’accrocher pour voir le monde s’écrouler.
Quel dommage que Dark lui ait tranché la gorge. Franchement, il ne l’avait pas vu venir. Dans les premiers instants de son agonie, Sqweegel avait cru pouvoir refermer l’entaille de ses doigts pour prononcer ses dernières paroles. Mais tout ce qui était sorti n’était qu’horribles râles. Quel dommage !
Il voulait lui dire une dernière chose.
Il voulait le remercier.